Le 15 février 2013, les membres de l’atelier DHLausanne ont été reçus par M. Gilbert Coutaz, directeur des Archives Cantonales Vaudoises, pour une présentation des enjeux du numérique pour les archives. M. Coutaz s’est félicité de la nouvelle centralité des ACV au sein de la communauté universitaire depuis la constitution du quartier Mouline, rappelant la vocation de son institution au service de la recherche académique et des étudiants. Alors que les ACV conservent des originaux datés de plus de 1000 ans, M. Coutaz se demande si les productions électroniques actuelles survivront jusqu’en l’an 3000. Dans une perspective de conservation, nous a-t-il expliqué, l’informatique est actuellement un outil rétrograde en regard de supports que nous pouvons encore lire après plusieurs siècles, en raison notamment de l’obsolescence rapide des machines et des programmes. Illustrant son propos par des exemples concrets et détaillés, il a également répondu en détail aux questions du groupe, prolongeant sa présentation par une discussion animée sur différents sujets et par une visite commentée dans les dépôts de l’institution.
Les Archives Cantonales Vaudoises, le métier d’archiviste et sa temporalité – détruire pour mieux conserver
M. Coutaz a commencé par présenter les ACV avec la diffusion d’un court documentaire réalisé par ses soins, détaillant les dispositifs mis en place pour accueillir le public ainsi que quelques statistiques concernant la fréquentation et l’utilisation des fonds conservés sur le site de Mouline, en termes de type de recherches et d’utilisateurs. Revenant sur l’histoire du canton et de sa production administrative, il a expliqué que celui-ci, contrairement à d’autres, a privilégié l’écrit pour fixer les rapports entre les hommes, sous l’influence du droit italien et de l’organisation du comté/duché savoyard. C’est pourquoi les archives relatives au territoire vaudois, qui ont circulé entre plusieurs administrations et se trouvent dispersées font l’objet des projets de numérisation, visant à regrouper virtuellement ces documents sont actuellement en discussion.
Il a ensuite rappelé la temporalité propre aux métiers archivistiques : « nous ne pensons pas à demain, nous pensons à après-demain » explique-t-il, indiquant par là les enjeux d’une politique de conservation tournée vers la préservation d’un patrimoine documentaire sur une durée qui dépasse les perceptions habituelles. Cette temporalité explique que la mission de conservation dévolue aux institutions d’archives est actuellement bouleversée par l’arrivée de documents nativement numériques qu’il faudra pouvoir conserver sur la longue durée, malgré les défis technologiques que cet impératif représente. A ce titre, M.Coutaz est revenu sur les fonctions des archivistes, progressivement passées de l’érudition à l’administration et dont l’objectif n’est plus l’accumulation mais le traitement et la diffusion de l’information. Ce changement, nous dit M. Coutaz, implique entre autres d’être capable d’évaluer et de sélectionner de façon transparente les documents qui devront être conservés. En effet, et ce malgré le paradoxe, « un bon archiviste n’est pas celui qui sait conserver mais celui qui sait détruire » notamment dans le contexte d’une production exponentielle d’informations sur des supports divers[1]. Cet accroissement, ajoute-t-il, devra être géré par les institutions d’archives afin d’assurer la durée de conservation de l’information qui doit pouvoir être exploitée sur le long terme. Dès lors, la prise en charge des archives de l’administration, désormais largement informatisée, requiert un suivi de la part des archivistes et une réflexion sur le stade auquel il leur est possible d’intervenir pour la sélection et la documentation des informations en vue d’une conservation pérenne des données et qui pourrait se faire dès la création des documents.
Le contexte – essentiel pour conserver l’information au-delà des spécificités techniques
M. Coutaz a alors évoqué l’importance du contexte de la production de l’information pour sa pérennité : sans ce contexte il devient progressivement impossible de comprendre et de réutiliser l’information conservée. Ce contexte doit être déterminé et décrit dès l’origine afin d’être conservé sur une longue durée – ce qui permet de garantir au mieux un accès à l’information telle qu’elle a été voulue et pensée lors de sa création. Revenant sur le principe des fonds, M. Coutaz a utilisé la métaphore de la maison pour imager ce concept : une maison peut être décrite en tant que telle avec une simple indication du nombre d’étages qui la composent, mais la description peut également être faite de chaque étage ou encore des appartements qui le composent, et ainsi de suite.
Par conséquent, explique M. Coutaz, le contexte de l’information sera mieux décrit dans le cadre d’un classement par provenance que dans un classement par pertinence, car ce contexte est retracé à partir de l’origine de la production des informations et non en fonction d’une pertinence toujours subjective. La documentation du producteur des archives – qu’il s’agisse d’une personne physique ou morale – permet ainsi de retracer ce qui a motivé la création d’un document ainsi que sa place dans un ensemble organique plus vaste. C’est d’ailleurs cette vision d’ensemble qui caractérise une institution d’archives, rappelle M. Coutaz, et qui la différencie d’un cabinet des manuscrits : un document n’y est jamais orphelin et fait toujours partie d’un ensemble qui contribue pleinement à lui donner un sens. Lorsque cette création répond a des cadres de classement déjà établis, notamment ceux qui ont cours dans l’administration vaudoise[2], cela permet de repérer les absences de documents, silences qui deviennent alors parlants et qui peuvent être interprétés comme la destruction volontaire de certaines informations. A l’inverse, dans le cadre d’un fonds privé, répondant à des logiques particulières de production et de classement, et dont les unités ne sont pas forcément constituées par le producteur, l’archiviste est soumis à une plus grande hésitation : filant la métaphore concernant les documents orphelins, M. Coutaz explique que parfois rien n’assure que la reconstitution d’une famille de documents soit la bonne ni que le fonds soit complet. Cependant, dans un cas comme dans l’autre, archives administratives ou privées, l’essentiel est que l’archiviste puisse justifier les destructions qu’il opère et en rendre compte.
Normes de description – formaliser les informations sur le contexte de production
Lors de la discussion, l’une des premières questions posées concernait la normalisation de la description et son historique. M Coutaz a expliqué que celle-ci repose aujourd’hui sur des normes internationales formalisées sous l’égide de l’ICA[3]. Ces normes, basées sur la prise en compte de l’importance du contexte de production et du producteur ainsi que de l’institution de conservation pour garantir l’accès intellectuel aux contenus, permettent aux archivistes d’échanger l’information qu’ils produisent en dépassant les barrières de la langue – et des traditions administratives. M. Coutaz a cependant souligné que les normes archivistiques sont récentes, alors que les bibliothécaires travaillent selon des normes depuis le début des années 1960. Cela s’explique en grande partie par la complexité constitutive de la structure des fonds d’archives qui ne répond pas au schéma « auteur, titre, date ». Ces normes permettent de formaliser les inventaires, qui constituent l’interface entre les archives et leurs utilisateurs, c’est pourquoi M. Coutaz pense qu’il pourrait être utile de former les utilisateurs d’archives – notamment les historiens – à ces normes, ce qui leur permettrait de mieux comprendre l’organisation de l’information au sujet des fonds. Aux ACV, les normes de description sont utilisées pour réélaborer les inventaires d’archives rédigés avant la création des normes[4], mais seront également utilisées (et adaptées ?) pour décrire des documents nativement numériques.
Discussion, droit à l’information et protection des données – le rôle des archivistes
La discussion a également porté sur les concepts de droit à l’information et de protection des données, notamment en contexte numérique. A ce sujet, M. Coutaz a rappelé qu’il respectait des normes de confidentialité, s’opposant cependant à une logique du secret. Revenant sur le prochain versement des archives de Cery, institution psychiatrique de la région lausannoise, M. Coutaz a évoqué la question des limites entre mémoire individuelle et collective dans le cadre d’une institution d’archives. Il est également revenu sur les devoirs de réserve et de loyauté de l’archiviste par rapport aux autorités politiques dont les intérêts peuvent parfois s’opposer, devoirs qui peuvent parfois s’opposer à ceux de la conservation notamment dans le cadre d’affaires politiques. La place des archivistes en regard du numérique a également été évoquée, à travers la mission de consultation qu’ils pourraient être appelés à jouer en tant qu’experts en conservation de données numériques. La question se posait relativement à l’archivage des modifications dans les bases de données cartographiques du canton et leur dispersion. Si l’on peut constater les déplacements des ressources ainsi que l’absence de réglementation à ce sujet, la définition des rôles et des compétences dans ce domaine reste cependant à identifier car ces problématiques ne sont peut-être pas du ressort des institutions archivistiques, dont les moyens à disposition ne correspondent pas nécessairement aux critères voulus pour assurer ce type de mission.
M. Coutaz s’est en outre réjoui de l’intérêt du groupe lors de ces discussions, car c’est cet intérêt qui lui permet de s’assurer que ses initiatives correspondent à de réels besoins. Evoquant le livre blanc issu des discussions lancées en 1996 conjointement avec d’autres institutions et visant à faire un état des lieux du patrimoine du canton de Vaud[5], il a expliqué que les actions menées aux ACV le sont de concert avec, entre autres, la BCU, car elles sont issues d’un point de vue collectif sur leurs missions communes de préservation et de diffusion du patrimoine vaudois[6].
[1] Sachant que les ACV conservent actuellement tant l’inventaire des documents conservés que la trace des éliminations produites selon une politique d’élimination définie et dont seul le directeur peut autoriser l’application
[2] M. Coutaz est l’auteur d’une Histoire illustrée de l’administration du canton de Vaud, 1803-2007, 2010. Ces études visent une compréhension facilitée du contexte des documents des ACV.
[3] http://www.ica.org/10241/normes/liste-des- normes.html
[4] http://www.patrimoine.vd.ch/fr/archives-cantonales/fonds-et-collections/presentation-de-la-base-de-donnees-davel/couverture-des-inventaires/); DAVEL: http://www.davel.vd.ch/suchinfo.aspx
[5] Voir la publication en ligne Le patrimoine vaudois existe, nous l’avons rencontré, 2007, 128p. http://www.reseaupatrimoines.ch/fr/publications/etats-generaux.html
[6] dans le cadre de RéseauPatrimoineS. Association pour le patrimoine naturel et culturel du canton de Vaud dont M. Coutaz assure la présidence depuis 1998, voir http://www.reseaupatrimoines.ch/